• Une Odeur Poisseuse (89)

    Quelques minutes plus tard nous sommes tous sortis dans le couloir y compris Monique. Laissant David et Raymond en tête à tête. Je restais debout contre une fenêtre en me disant que je n'aurais jamais su inventer une histoire pareille. J'étais loin d'être vide. Je me sentais pleinement normal. Monique pleurait pour ne pas changer. C'est toute la différence entre perdre un ami ou un bout de sa propre peau. Il existe une indéniable hiérarchie de la douleur en affaire mortuaire comme tout le reste. Et qu'il nous faut accepter à moins de tenir à se montrer irréaliste. En haut de l'échelle on trouvera la perte d'un enfant. Je situerais juste en dessous la douce moitié de l'existence. Pour ce qui est des parents il convient de se livrer à un minimum d'introspection avant de se décider. D'autant que les deux parents possèdent rarement la même valeur. Tout dépend aussi de l'héritage qu'ils abandonnent ici bas. Sachant que je ne réduis pas forcément cet héritage à de l'argent pur ou une liste de biens matériels. Des parents célèbres ou jouissant simplement d'une grosse notoriété ne serait-ce que localement, se voient en général bien plus regrettés et honorés que de pauvres gens humbles et consumés par l'amour qu'ils vouaient à tout ce qui sortait de leurs chair. Tout ce qui flatte l'ego corrompt autrement plus que nous ne sommes prêts à confesser. Raymond lui il y était en ce me moment au confessionnal. Que pouvait-il raconter d'ailleurs. Quel Crime ou Péché pourrait bien Avouer un Ange.. Fut-il vieux et Rongé par l'Alcool;.. Complètement schlass même qu'il était. Ce qui prouve à quel point dans cette matière comme dans les trois quart de ce nous accomplissons de notre vivant, l'intention compte autant que le résultat. Le Jeu d'Acteur.. également, ne l'oublions surtout pas celui-là, à mon sens est primordial. Savoir rire.. pleurer.. Amoureusement se précipiter.. S'écrier;. Exprimer une douleur.. Faire preuve d'un regard puissant.;. Mourir Comme il Faut.. Combien savent que la nature nous a doté d'une batterie de muscles faciaux extrêmement complexe. Cela ne peut être uniquement le fait du hasard. Puisque rien n'est le fait du hasard qui à l'état pur n'existe pas dans la nature. Pour en revenir à la hiérarchie des douleurs induite par la mort affreuse, l'ami, le copain, lui il n'a pas de chance puisque nous le retrouvons tout en bas du classement. Juste avant la Connaissance.. Après quoi il reste toujours le quidam et pour finir les images dont on ne saura jamais si elles sont complètement vraies des morts en pagaille de la télé. Pourtant sans lui, le copain, la vie n'existe carrément pas, ou sinon vide et ne ressemble à rien. Autant dire que ce ne serait pas une vie. J'en sais quelques chose avec le mal que je me suis donné pour peser ces divers éléments. Les heures glaciales que je leur ai consacré. Serait-ce seulement en négatif je suis bien placé pour en parler. La solitude accorde un point de vue unique sur l'univers des hommes. Les met à poil jusqu'à l'os. Ils n'ont plus rien à cacher et se reposent. Pour la première fois ils s‘observent sans chercher à rectifier les imperfections qui les rendent si faibles. Il n'y a plus de Pierre Paul.. Jacques.. Sans oublier la copine Charlotte. L'homme seul ne raconte plus d'histoires à personne. Ne monte aucun bateau. Il redevient une sorte de primitif si ça lui fait du bien. Il sait enfin qui il est. Il se reconnaît.. N'éprouvant même plus le besoin de croire lui même les innombrables conneries qu'il raconte aux autres.. Il ne rêve seulement que d'un peu de dignité. La vie en société est autrement plus marrante j'en conviens. Seulement elle laisse des ombres à moitié mortes tout le long du chemin. Des pauvres gars sans adresses; Des femmes et des hommes avec toute la peau du dos lacérée. Elle leur fait mal la vie quoiqu'ils prétendent. Ils sourient grassement. Se montrent pleins d'allant. Mais un jour sur deux ils pleurent en silence. Comme c'est chacun son tour cela ne se voit pas trop. Le grand titre de gloire serait de ne pas se plaindre. Ils savent que c'est la vie et on ne peut rien y faire. Elle est féroce par nature. Leur brise les dents au travers de fausses colères assez pitoyables. Des cris de rage dont ils apprendront toujours trop tard comme il auraient pu s'en passer. Voilà ce que je me dis. Pas d'amis, pas de colères, pas de vie. Seulement celui-ci l'ami et contrairement à tout ce que nous prétendons et jurons sur l'honneur;. Est assez naturellement remplaçable. Je dirais même mieux au risque d'offusquer. Sa mort donne trop souvent une sorte de goût à la vie qui en manque naturellement. Comme les drogues. Parfaitement inutiles dans l'absolu. Mais la vision érogène du soi et de tout ce qui existe une fois expérimentée rend déprimante le retour à la terre ferme et triste. La molle déconfiture de la réalité est autrement plus passionnante et là aussi je sais de quoi je parle. Je plane dans le ciel devenu gris de la ville aux maisons rouges qui m'ont l'air bien crasseuses et barbouillées de sang. C'est mon état d'esprit du moment qui veut ça je suis à peu près sûr. Parce que c'est comme tout le reste. Le monde s'en fout de ressembler à ceci ou cela. S'il n'y avait nous les hommes emplis de vie comme des sacs à nous agiter sans cesse pour des raisons bien futiles neuf fois sur dix. Perdus sur terre sans le mode d'emploi. Voilà le drame affreux. Les arbres, le ciel, la mer, et même les animaux sont loin d'être aussi cons ou sensibles. Ils n'ont pas besoin de se mettre à dix pour accompagner le bouillonnement cosmique des choses. Qu'un arbre tombe;. Ca Change Quoi.. Raymond s'en va. Et Alors.. Un autre arrive ailleurs. Il y a juste à espérer qu'il soit aussi bon et généreux, qu'il ait aussi bon cœur. S'il récoltait un peu plus de chance dans la vie ce ne serait pas mal également. Je dis ça. Sachant que personne n'a le pouvoir pour décréter ce qui va rentrer dans une existence. Personnellement je sais que c'est du pif. Une histoire, un destin, ne tiennent à rien. Je pourrais en écrire mille pages sur ce sujet. Seulement l'évidence de la première ligne n'aura rien de plus à apprendre à qui que ce soit que mes ultimes réflexions en bas de la dernière page. J'aurais perdu mon temps comme celui des lecteurs. Un moment je me tiens le front aussi. J'ai l'impression que son poids m'encombre ou d'avoir mal à la tête. Il n'en était rien. Je finissais par me retourner vers Les Autres.. Sophie s'adresse à moi dans le brouillard de lumière bistre du couloir qui a perdu sa légèreté inconséquente de la veille. On devrait y retourner. Je crois que c'est mieux pour Monique; Elle ne tient plus dehors..; J'apercevais Monique recroquevillée comme un petit animal dans le très laid fauteuil synthétique. Isabelle douce comme un ange balancée sur Terre après une solide formation pour gérer le malheur, la caresse délicatement. Ses mains vont des épaules au front et parfois s'arrêtent sur les cheveux cendrés ressemblant à un amas de paillettes d'étain. Allons-y.. Je fais comme si mon avis avait une quelconque importance. Tous les quatre nous nous ébrouons doucement et retrouvons le chemin de la chambre au moment où une infirmière entrouvre la porte et sourit à la vue de la scène. Elle referma doucement la porte et nous aperçut. Je vais vous laisser.. Je repasserai un peu plus tard.. Elle nous fait. Soit.. Madame.. Je pense. Nous pénétrons dans la pièce dans un silence absolu et nous glissons le long du mur. C'est une assez longue pièce rectangulaire et l'unique lit se trouve à l'autre bout devant une fenêtre aux stores à moitié baissés. La lumière est incertaine. Presque crémeuse. David est à genoux avec la tête penchée qui frôle la poitrine de Raymond. Il a seulement ceint une espèce d'écharpe de soie sombre ou violette. Il prie maintenant avec un livre saint ouvert entre ses mains. Nous ne pouvons clairement entendre sa voix. De là où nous sommes ce n'est qu'un très léger murmure comme une source lointaine. Monique s'est collée contre le mur soutenue pas les deux femmes. Je vécus une des plus incroyables expériences de ma vie à cet instant. Dans la mesure où rien ne me surprenait dans cette scène unique pour laquelle je n'étais absolument pas préparé. A peine le silence et l'attente m'ennuyaient et m'obsédaient. Ce sont peut-être des facteurs qui ont joué quand je me mis à réciter entre mes lèvres des phrases qui me revenaient de nombreuses lectures à la volée du Bardo Thodol.. la Claire Lumière primordiale, oui est la Vérité en soi, va briller devant toi. En ce moment, ton état d'esprit... En vertu de la nature de cette lumière, tu obtiendras le sublime accomplissement... Tes consciences se séparent de ton corps et vont entrer dans le Bardo...Je dus me dire que rien ne doit se perdre et tout se recycle, et aussi que ça ne pourrait pas lui faire de mal d'autant que la science de David n'offrait pas plus de garanties. Enfin David se retourne et nous fixe une seconde comme s'il nous voyait pour la première fois. Lui aussi il décolle vite dans son monde quand il s'y met. Avant même qu'elle atteigne le lit Monique se met à tanguer et sans les femmes se serait ramassée en beauté. Les trois reprennent leurs chaises et David garde les mains croisées sur le menton. Je me retrouve seul debout. Raymond plus encore qu'avant m'a l'air d'un martien avec son respirateur et sa peau semble avoir fondue à la lumière. Nous ne disons plus rien. Plus un bruit. Plus un mot. Seul un souffle s'échappe du nez de Raymond ou du respirateur. De temps en temps Monique gémit et manque de s'effondrer. Les deux femmes veillent comme des louves. Je sais qu'il ne se passera rien de grave tant qu'elles seront là. Je ne me souviens pas d'avoir ressenti une telle confiance auparavant. C'est une équipe de choc que David a mis sur pieds. Rodée comme du papier à musique. A nous quatre nous l‘attendons le malheur, il peut toujours avancer. Nous tenons la tranchée et on ne bougera plus. Raymond peut dormir en paix et fixer le soleil au zénith les yeux grands ouverts. Il l'a mérité le vieux bougre. Dans cette pause nous sommes restés je crois près de deux heures. C'était loin d'être le vrai silence aussi. Les gémissements presque inaudibles de Monique. Le sifflement s'échappant de la bouche et du nez de Raymond. Les pas feutrés de l'infirmière qui régulièrement effectuait sa ronde. Elle nous contournait vite fait en esquissant un sourire. S'avisait que le matériel tournait rond. Inspectait Raymond comme elle ferait chez elle le dimanche avec un gigot au four. Humectait les lèvres gommeuses. Levait le voile blanc pour voir ce qui se passait en dessous. Une odeur poisseuse s'en échappait parfois. Puis sans un mot mais en souriant toujours fichait le camp. Je me suis demandé ce qu'elle pouvait bien ressentir avec cet objet entre les mains. Était-ce autre Chose qu'un Vieux Corps.. Des minutes entières je fixe l'appareil qui trace des sillons qui me semblent s'éloigner et rétrécir dans l'espace. Je dois me contenir parfois pour éviter de me retrouver en transe. Comme je lutte pour me persuader que tout ceci est bien réel. Je plane déjà si facilement en temps normal. Je ne ressentais rien de tragique ou du moins cela n'était pas très profond. Nous étions dans un hôpital confortable un peu comme un hôtel. Tout me paraissait parfait et contrôlé. Nous étions si loin du champ de bataille, et la moindre de mes nuits d'insomnie se révélait autrement plus compliquée. Tout semblait parti pour l'éternité quand Raymond se mit à râler affreusement. Très vite il donna l'impression de s'étrangler. Le souffle sortait de sa bouche comme brisé par un rideau de sable. Nous ne pouvions éviter de ressentir l'affreuse souffrance physique qui le brûlait de l'intérieur et brisait l'ultime dignité, le petit reliquat d'humanité suffisant pour m'offrir ses cannes à pêche. Tu ne mérites pas ça. Je pensais en me mordant les lèvres. Monique s'écria et se leva d'un bond. Mais avant d'avoir pu se jeter sur son mari comme l‘aurait voulu cette pulsion. Elle tourna de l'œil et s'écroula dans les bras d'Isabelle et Sophie qui apparemment s'attendaient à quelque chose du genre et ne semblaient pas prises au dépourvu. David se précipita vers la sonnette posée sur la table de chevet. Et en moins de deux le toubib flanqué de ses infirmières rappliquait comme dans un film. Je crois bien avoir été le seul à ne pas bouger un cil dans cet épisode. Je n'esquissais aucun geste et me contentais de suivre toute la scène à la manière d‘un invité de passage. Mais l'impression était trompeuse. Je ne doutais pas une seconde de ce qui se passait. Seulement j'enregistrais les moindres faits et gestes, le moindre bruit, en sachant parfaitement qu'un jour ou l'autre j'aurais à les retranscrire. Je m'assurais qu'il ne manquerait rien et surtout pas les petits détails qui font l'intérêt d'un récit et le rendent vivant et pathétique à l'esprit du lecteur. Le crédibilisent jusqu‘à la moelle. Puisque je le sais par expérience, subsiste toujours une part de doute dans l'esprit du lecteur qui peut aller jusqu'à lui gâcher le plaisir. Raymond agonisait et de mon côté parce que je n'y pouvais rien et me sentais entouré de professionnels qui s'y entendaient mieux que moi, je m'adonnais à mon vice préféré. Observer ce que font les autres et en tirer quelques bénéfices sous la forme de traces que je mettrais forcément par écrits un jour.. Sans l'ombre d'un regret puisque comme je ne cesse de le dire. Le destin n'est jamais venu me demander mon avis et ceux qui étaient là me semblaient bien plus doués pour répondre aux nécessités pratiques de l'existence. Je me conduisais dans cette misère Exactement comme j'avais fait pour la mort de ma mère ni plus ni moins.. Je précise ce point pour lever toute forme de malentendu sur un manque de sensibilité qui m'affecterait considérant encore une fois que je n'avais jamais entendu parler de ce moribond avant de l'avoir croisé trois ou quatre années plus tôt. J'éprouvais au contraire une étonnante affection dont les frontières n'avaient rien à voir avec les limites d'une scène interminable et plutôt triste qui emmerdait tout le monde mais à laquelle nous ne pouvions échapper. Cet amour que j'éprouvais, déjà cherchait à oublier le demi cadavre dont le sort m'inspirait de la pitié. Et encore je dirais. Pourtant ce que je ressentais pour Raymond frisait l'indicible à cet instant. Quoique je ne parvenais plus très bien à relier mon sentiment avec ce qui commençait à sérieusement ressembler à une vieille charogne. Même l'odeur se mettait de la partie. Aigre et brutale. Mélange de flux organique et de chimie. Le toubib se précipita vers la machinerie ignorant il me sembla les râles longs et rocailleux. Dont il n'avait que Trop l'Habitude.. Mais le plus urgent était bel et bien de ranimer Monique. Je trouvais personnellement que tout cela tournait un peu trop au numéro de cirque... Cinq minutes plus tard le silence complet régnait à nouveau dans la pièce. Raymond flottait dans un monde où je ne risquais pas de le rattraper à la course. A peine je percevais le frémissement de sa lèvre supérieure. Il était clair que le toubib avait mis le paquet cette fois et là plus question de se montrer radin. La morphine coulait à flot. Le petit veinard je me suis dis. Le vrai problème pour nous devenait Monique qui pour le moment se plaignait doucement sur un fauteuil pliant à quelques mètres. L'infirmière venait de l'ausculter et ne me paraissait pas très rassurée sur sa tension. Elle quitta la pièce et quelques minutes plus tard le toubib faisait signe à David de le rejoindre dans le couloir. A son retour il affiche un sourire compassionnel assez remarquable et s'adresse à nous tous à la fois. Il ne va plus rien se passer Dans l‘Immédiat.... Le docteur ne peut pas dire pour le moment comment ça va évoluer.. Ça peut durer un certain Temps.. Et il nous conseille d'aller nous reposer et revenir demain. Puis se tourne vers Monique en gardant ses mains croisées. Sophie a une chambre toute prête pour que tu puisses te reposer. C'est le mieux Je Crois.. Monique laisse échapper un dernier gémissement pour lui dire qu'elle fera ce qu'il voudra bien lui ordonner... C'est Lui qui Commande.. Je me suis demandé dans quelle galère je me serais retrouvé sans David. Et cette seule idée me donnait des sueurs froides. Soudain au moment de partir et alors que tout semble enfin réglé j'aperçois une épaisse tâche de sang qui commence à se former sous les fesses de Raymond. Je manque de m'écrier quand mon regard croise celui de l'infirmière qui vient de nous rejoindre. J'ai compris et je baisse les yeux silencieusement en me dirigeant vers la sortie que Monique aidée par Isabelle vient de franchir. Adieu mon vieux pote. Je fais entre mes dents. Attrape Nous Quelques Belles Truites là où tu Vas..

     


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