• Ainsi Va la Vie (19)

    Bizarrement il y a toujours moins à dire sur les braves gars. Martin le berger, qui venait aux Champions pour retrouver la civilisation. Bastien disait en douce qu'à son avis il devait se payer ses chèvres sur sa montagne. Jason qui n'était pas là depuis longtemps. Il travaillait un peu partout dans la vallée, vivant d'expédients. En le regardant je croyais me voir dans un miroir, les années en moins. Lou et Gaby. Le couple laissait ses deux petits seuls à la maison pour s'en aller écluser tranquillement. Quand ils avaient trop bu ils finissaient par s'engueuler, et parfois même sévèrement. Puis ils se réconciliaient dehors à l'ombre des massifs de la place. En général Lou lui en mettait un coup dans le slip comme il disait, et tout rentrait dans l'ordre. Tout le monde savait qu'ils ne vivaient que de prestations sociales et en parlaient à voix basse, puis si l'un d'eux approchait on se dépêchait de sourire. Johnny qui avait rêvé d'être chanteur et qui animait maintenant tout un tas de trucs commerciaux au loin dans la plaine. Je l'avais vu faire et j'avais franchement été impressionné. Il ne payait pas de mine avec ses petites jambes et son mince visage, mais il avait de l'énergie et une belle voix chaude ce vaurien, ce qui rattrapait tout. Il nous racontait que des femmes lui couraient derrière et certaines formaient un vrai fan club. Sans doute que ses tirades sur le fromage ou les collants en promotion avaient de l'effet sur leurs ovaires. De quoi pourrait-on s'étonner dans un monde pareil. Je ne vais pas oublier Salvador, le seul avec qui il m'arrivait de copiner en dehors du café. Il était agent immobilier, mais pas tout à fait en vérité, il travaillait avec une agence de la région à laquelle il reversait une partie de ses revenus. Il m'avait expliqué que la première qualité pour survivre dans ce bizness, il parlait toujours de cette façon, était d'être malin. Si t'es pas malin, tu crèves, c'est simple. Telle était la loi à l'en croire. Ce qui me faisait rire parfois était le fait que je pouvais deviner l'état de ses affaires rien qu'à la tête qu'il tirait en franchissant la porte. Je l'ai vu euphorique et faisant sonner la monnaie dans ses poches tout en descendant spéciale sur spéciale. Il carburait à la bière. Mais je me souviens de sa tête gonflée par la fièvre et la déprime avec la fin de mois qui approche à la vitesse de l'éclair sans qu'il y ait de quoi remplir le frigo, même à moitié. J'avais compris son problème. Il était trop inconstant et amateur pour réussir. C'était un rêveur, avec toujours un flot d'idées plus ou moins réalistes, des trucs à mettre le feu à tout le pays, mais il n'en sortait rien. Trop d'humanité, et de fièvre aussi. Un autre bon gars. Antoine. Un vrai numéro de cirque. Il était peintre et avait choisi de s'installer dans le coin en une après-midi, par le plus grand des hasards. Sa voiture avait lâché alors qu'il ne faisait que passer. Il grimpait le col et allait changer de pays roulant d‘un trait depuis le littoral, puis de près ou de loin il n'aurait plus jamais entendu parler de notre toute petite ville et de sa vallée traversée par une route unique. De sa Future Rue Piétonne et Commerçante.. Mais le moteur fatigué de sa voiture en décida autrement et il mit la main le même jour sur une ancienne menuiserie à louer en plein centre, le long de la rivière, avec son appartement au dessus et une antique baie vitrée surplombant l'eau. Il décida aussitôt que quoi qu'il arrive il terminerait ses jours ici. La première fois qu'il me racontait son histoire je la pris pour une sorte de jolie légende fabriquée de toutes pièces. Une idée qu'il s'était mis en tête sans la moindre nécessité comme je sais que ça arrive à certains. Puis le connaissant mieux, je pus croire que c'était du sérieux. Le type était capable de tout, comme de montrer son cul à la cantonade, mais en général il sévissait plutôt en se servant de sa langue. C'était ce que l'on appelle une langue de pute. Encore que chez lui cela confinait à l'art ou à une sorte de don naturel. Après avoir bien choisi sa cible il réussissait à mettre une pagaille définitive dans n‘importe quel agglomérat humain, non sans l'avoir convenablement étudié auparavant, et un jour un type qui venait là de temps à autre manqua de l'étrangler. Mais le gars qui avait failli y laisser sa femme dans l'histoire n'aurait pas du le prendre tant à coeur. Antoine exerçait son talent sur tout ce qui lui tombait sous la main, des couples, des copains, des associés, des frères et sœurs... Les cibles importaient peu à ce qu'il me semblait. Je me demandais à l'occasion ce qui pouvait motiver une telle sécrétion de venin, et parfois en douce je l'observais. Finalement j'en arrivais à la conclusion qu'il travaillait son talent comme un sport, un peu à la manière d'un boxeur qui cogne sur un sac pour conserver la main. Le plus étonnant était qu'il ne parlait jamais peinture, ce qui de toute façon eut posé quelques problèmes vu que nul au Bar des Champions n'y entendait un traître mot. Autant aller prêcher l'amour en enfer. Pour ma part et parce que je suis curieux de nature, j'insistai un soir pour qu'il me raconte un peu son travail. Je dus misérablement et quasiment me mettre à pleurer avant d'obtenir quelques résultats, mais finalement il lâcha du lest. En vérité il ne cultivait aucun secret, si ce n'est qu'une discussion de cette nature ne l'intéressait absolument pas. Je lui offrais un verre, qu'il me rendit bien volontiers d'ailleurs, Antoine était loin d‘avoir des oursins dans ses poches, avant de l'entendre évoquer sur un ton plutôt désinvolte, qu'il peignait régulièrement plusieurs toiles par mois et que celles-ci partaient ensuite directement pour Paris, New York, ou le Japon. Là-bas elles étaient exposées dans des galeries de très bon niveau, et le plus souvent les toiles étaient déjà vendues à des marchands avant même leur départ. J'en restais bouche bée, et cette histoire racontée sur le ton de l'anecdote au fin fond de notre vallée, et de plus par un gars que nous pouvions côtoyer tous les jours aussi simplement que le berger de la montagne ou notre facteur, m'en bouchait un coin. Bien entendu je ne tardais pas à vérifier ses dires sur internet. Tout ce qu'il m'avait affirmé s'avéra rigoureusement exact. Antoine était connu dans toutes les grandes capitales du monde, et j'en déduis aussi qu'il était loin d'être fauché. Ainsi va la vie je pensais...


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