• Le Sel de la Terre (10)

     

    Ainsi donc les étrangers rôdaient et dans les premiers temps les gens leur vendaient tout ce qu'ils voulaient pour une bouchée de pain. Mais très vite les langues se sont déliées et les prix se sont mis à grimper à toute vitesse. Maintenant il vaut mieux se lever tôt le matin pour dénicher une bonne affaire. Heureusement pour moi l'agricultrice qui me louait ma maison m'avait prit en sympathie, et ne courrait pas après l'argent, faute de quoi voilà un problème supplémentaire et sérieux à régler. Néanmoins je ne souffrais pas trop de ces minuscules dépendances qui mises bouts à bouts avaient pourtant de quoi briser une âme. C'était ma vie et je vivais dans l'éternité du matin au soir. Puis il me restait les nuits noires pour oublier l'humiliation. C'était une petite maison pas des plus anciennes, et l'homme qui l'avait bâtie au début de l'autre siècle travaillait à la mine qui a fermé depuis, dans une vallée voisine. Mais comme il élevait aussi quelques moutons, ou des vaches peut-être, c'est ce qui explique le hangar sur le flanc, il s'était installé sur ce beau pré relié à la route par un chemin caillouteux. A l'arrière il restait une vieille serre, qui malgré quelques verres cassés, tenait encore correctement debout. La forêt quand à elle démarrait pratiquement au bout du jardin. C'était une belle forêt de feuillus et on y voyait beaucoup une sorte de longs bouleaux noueux. Elle était remplie d'oiseaux et plusieurs sources ou résurgences la parsemaient. Par temps de pluie, l'eau semblait suinter de tout le sol, et voilà certainement ce qui expliquait l'importante présence de mousses et de fougères. C'était un fameux coin à champignons comme une grande partie de la région, et grâce à Raymond je finissais par m'y retrouver et à l'époque des cèpes je m'en mettais jusqu'à la gueule. Je n'avais pas encore trouvé le courage d'en ramasser assez pour m'en aller les revendre aux restaurateurs de la plaine ou du littoral. Mais il était certain que si la disette persistait, il me faudrait réfléchir à cette opportunité. Après tout j'avais bien récolté des pommes à la tonne lors de mon arrivée dans la région cinq ans et demi plus tôt. J'avais depuis trois ans remplacé les verres cassés de la serre par du plastique et l'édifice avait repris du service. Je m'étais dit que de bons légumes faits maison et sans aucuns produits chimiques étaient ce qu'il y avait de mieux pour le moral et la santé, sans compter que les épiceries de la ville nous vendaient ces produits indispensables un peu trop chers à mon goût. Ainsi j'avais des tomates, des aubergines, des concombres et des courgettes. Je ne m'en occupais pas trop à vrai dire, et ce qui voulait bien pousser, poussait, puis tant pis pour le reste. Le Sel de la Terre se préoccupait de ma survie comme il l'entendait et je m'en remettais un peu à lui sans m'embarrasser de questions. Je contemplais ce spectacle comme le baromètre de ma vraie valeur mystérieuse sur laquelle je n'ai pas à me justifier ni m'appesantir. Atteignant par là et sans le savoir une forme de sagesse lente et durable. Ne souffrant d'aucune souillure intellectuelle. Essentielle;. En général donc je ne manquais pas de tomates ni de concombres, avec toujours quelques incertitudes pour les autres légumes. Néanmoins dans l'ensemble j'étais assez content de mes récoltes. Évidemment comme tout gars qui a pris les habitudes de son temps et qui a été jeune à une certaine époque, j'avais toujours en production mes trois ou quatre plants d'herbe à fumer nichées au fond de la serre derrière les rames de tomates. L'affaire était assez facile du printemps à l'automne, l'air était doux et le soleil loin d'être chiche au dessus de nos têtes. Pour l'hiver je faisais des réserves et il m'est arrivé de faire marcher un projecteur pour aider ces petites bêtes à pousser. C'était un secret de Polichinelle dans la région. Tout le monde savait que de petites plantations domestiques existaient dans pas mal d'endroits discrets, et les gendarmes qui avaient leurs nez partout ne devaient pas être les derniers à le soupçonner. Heureusement pour nous il existait comme une sorte de règle de bonne conduite, et à condition de ne pas faire de conneries trop ouvertement, chacun pouvait fumer son petit pétard en paix sur le pas de la porte. Dans l'admiration des étoiles. Sans doute que cette politique judicieuse servait à adoucir les esprits aux yeux de la maréchaussée et à maintenir ce que l‘on appelle maintenant la paix civile. Bien entendu cela tenait éloigné aussi, les revendeurs avides et violents qui pullulent dans les grandes villes. Tout ceci pour dire que pour ma part je comprenais parfaitement l'intérêt soudain pour des petits coins de paradis cachés comme le notre...


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