• On a Rien Sans Rien (22)

    Le gros Louis me rendit un drôle de service dans cette même période. Bien sûr il me le rendit publiquement et de façon assez bruyante, bien trop à mon goût, parce que c'est ainsi qu'il voyait la vie, et si lui brillait d'un rouge vermillon et orgueilleux, je rosissais dans ma gêne et aurais préféré un peu plus de discrétion. Il avait eu vent, la ville est minuscule, d'une sorte de petit journal municipal que le maire projetait de créer pour distribuer à ses électeurs et aux touristes. Alors il avait pensé à moi, et persuadé l'édile de venir rencontrer le journaliste-qui-était-venu-s'installer-dans -la-région pour voir s'il n'y avait pas moyen de s'arranger. C'est exactement dans ces termes que Gros Louis avait présenté l'affaire tant au maire qu'à moi-même, et aux autres voyous du café. Il m'avait pour ainsi dire convoqué à seize heures tapantes, utilisant pour cela un ton à la fois familier et assez autoritaire. Sans me laisser une seconde pour en placer une et éventuellement poser quelques questions. Étant donné que j'avais été prévenu deux jours à l'avance, je bénéficiais de tout ce laps de temps pour ruminer, et l'épisode réveilla en moi une multitude de sentiments, conflits, et pulsions contradictoires. Autant de petits problèmes que je croyais bien avoir calmés et enterrés dans la fraîcheur de mon bout de montagne dont j'étais si peu descendu dans les dernières années. Le fameux, on a rien sans rien. Je réalisai soudainement que j'étais de retour dans la société, et que cela me plaise ou non, rien n'avait changé, et que si je voulais qu'on me laisse une place à la grande gamelle collective, ( si petite soit la place cela n'a aucune importance), je n'avais qu'à être là à l'heure de passer à table, c'est à dire seize heures pile comme l'avait prévu Gros Louis qui n'hésitait pas de son côté à convoquer le maire dans les mêmes termes. En courant dans la forêt le matin de cette réquisition, je me surpris par moments à écumer de rage. J'enrageais à la seule idée d'être obligé de répondre présent après toutes ces années de paix royale autant qu'indigente. Je fis une halte dans ma course, à la clairière qui voyait émerger une source tombant en cascade sur des galets d'un beau gris et bleu de granit. Être ou ne pas être. Voir le bon plan me passer sous le nez ou accepter qu'on me casse les couilles une heure ou deux. Voilà la question. Une couleuvre de plus à avaler, et puis tintin aussi de ma belle et stérile solitude, les heures lentes du silence, des étoiles muettes seules dignes de se placer au dessus de ma petite personne. Je m'aspergeai le crâne d'eau froide et je sentis heureusement la machine qui refroidissait, une sorte de bien être qui me coulait le long des membres apaisés. La confusion semblait battre en retraite. Toute cette histoire n'était pas si grave, je me répétais mille fois, et puis j'avais réellement besoin de ce fric. L'Andalousie était déjà loin, et j'avais quasiment plus un sou. Heureusement pour moi j'avais déniché quelques copains et si seulement Gros Louis avait pu se montrer un peu plus discret, mais après tout il n'y avait pas mort d'homme. Je m'assis sur une souche, le visage encore tout trempé, avec de l'eau qui me coulait sur le front et les tempes en s'accrochant sur quelques millimètres de barbe. Je fixais le ciel avec cette façon particulière qui m'est venu sur le tard quand je pris conscience du monde réel dans lequel je vivais. L'instant précis ou je crus sentir que rien, et surtout pas la vie, ne méritait d'être cette chose anodine et pasteurisée apportée par le souffle empoisonnée déversé par la télé, les hommes politiques, les braillards en tout genre, les millions de fantômes qui se pressent pareils à des sardines sur les trottoirs des villes et les stades, dans les grands magasins, les plages qui puent l'huile de ricin quand c'est pas la merde, les maisons en carton pâte, le pied de grue devant les ascenseurs en panne, les salles d'attentes climatisées et sonorisées, les files de bagnoles qui crament les unes contre les autres et qui ne rêvent que d'une chose c'est de se défoncer par le pot d'échappement avec les fous du volant à l'intérieur qui eux brûlent de finir en bouillie au milieu d'un massacre d'enfants juste à la sortie d'une école de village bordée par des prés sur lesquels de belles et lourdes vaches broutent leur ration de protéine bourrée de chlorophylle empoisonnée par ces mêmes bagnoles qu‘elles regardent passer pour s‘amuser. Maintenant, alors qu'un instant plus tôt, tout encore était limpide, j'éprouvais l'envie de pleurer et de courir vers je ne sais quel coin de la Terre pour m'y cacher à nouveau. Plus simplement. Je finis par me relever et calmement repris le chemin de la maison, sans me presser. J'avais vraiment besoin de ce fric, et en réfléchissant bien c'était pas la mer à boire cette histoire...


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