• Un Regard Mortel (47)

    Je m'étais décidé à nettoyer la serre qui commençait à ressembler à une mauvaise plaisanterie avec des herbes qui grimpaient sur tous les montants. Les tomates avaient du mal à donner et je ne pouvais plus longtemps faire comme si cela n‘était pas vrai. Depuis l'année dernière déjà. Ce n'étaient que de petites billes vertes et acides. Elles méritaient sans doute mieux que cette cage encombrée parfaite pour les araignées et les guêpes, mais certainement pas pour de belles tomates longues et juteuses qui brillent comme des lanternes. Des romaines. Des fruits aussi parfaits pour le palais des hommes se refusent à pousser enfermés dans un dépotoir pareil, ils ont besoin d'air autant que nous. Ils nous obligent au respect et c'est tant mieux. Je me démenais une heure durant dans des odeurs de poussière avant d'en voir le bout. Puis je nettoyais et sarclais autour des pieds. Je n'étais pas devenu un as du jardinage, tout juste je connaissais les rudiments et cela me suffisait. Piquer, repiquer, planter, arroser, bouturer. Je leur parlais à mes plantes Qui ne me contredisaient Jamais.. et des jours moins en verve me contentais de siffloter, et il ne tenait qu'à elles de pousser avec cet engrais. Au delà de ça je ne savais plus faire grand chose et elles ne pouvaient que s'éteindre en paix, les pauvres. Je m'essuyais le front et liquidais une demi bouteille d'eau glacé après avoir terminé. Vers midi j'avalais deux oeufs avec un bout de fromage et je décidais de monter à pied vers le col. Depuis un moment je soupçonnais un chemin qui pouvait passer entre la forêt et une barre rocheuse qui surplombait la route. Vu d'en bas tout paraissait trop vertical pour que l'on puisse y marcher tranquillement, mais à vol d'oiseau c'était bien la voie la plus courte pour couper vers le col sans serpenter sur le chemin forestier. De plus la région était réputée pour ses contrebandiers qui jusqu'à une trentaine d'années en arrière courraient la montagne de jour et de nuit. Ils avaient très bien pu tracer un sentier là-haut et l'envie m'était venue d'aller voir de plus près. Je m'équipais d'un chapeau, une bonne paire de chaussures, et un bâton de châtaignier que j'avais taillé et brûlé l'année précédente. Je n'oubliais pas d'emporter l'eau et ne possédant pas de gourde je me contentais d'une bouteille plastique dans un sac en toile pendu à mon épaule. D'abord je traversais la forêt dont le silence était tout perlé de bruits d'oiseaux. Ils s'interpellaient d'un bout à l'autre sur le même ton doux jouant une musique d'ambiance à laquelle on ne prête plus vraiment attention mais qui très vite devient indispensable. Je me dirigeais vers l'ouest en quittant le sentier forestier, ce qui m'obligea à marcher dans la tourbe tout en enjambant de multiples obstacles tels que branches mortes et filets d'eau cachés sous les mousses dont il fallait se méfier au risque d'y enfoncer profondément les pieds. Je n'étais pas amateur de difficultés, pour moi la marche idéale est un travail silencieux et souple, régulier aussi. J'aime les petits chemins bien visibles et qui permettent de grands mouvements aux bras et aux jambes. J'aime les terrains à l'air libre, tous les espaces qui laissent sans peine filer le vent, le lit des cours d'eau. Les pâturages dessinés par des plantations d'arbres et des ruisseaux. Les grands dégagements. J'aime dans la nature sentir la main de l'homme civilisé et pétri d'intelligence. Des montagnards et vrais paysans. J'atteignais peu après l'escarpement que j'avais remarqué depuis le bas. Au sortir de la forêt je fus frappé encore une fois par la dimension irréelle de la montagne, les versants immenses, le vert puissant, la force tranquille des reliefs. Je pensais à cet instant que je ne trouverais jamais cela banal, et que ce lieu était idéal pour mourir un jour, dans l'émerveillement. D'abord je dus franchir une zone de rochers. Ils n'était pas élevés, mais assez désagréables à parcourir, cassants, irréguliers, coûteux en énergie. Heureusement au bout d'une centaine de mètres le sol s'aplanit et quoique toujours caillouteux se montrait propice à une marche ample et régulière. A présent je me déplaçais exactement dans l'axe que j'avais imaginé avant de monter jusque ici. C'était une pente raide et caillouteuse avec un bout de forêt sur la hauteur et une falaise à ma gauche qui laissait la vue tomber sur une petite vallée. Plutôt un creux entre deux versants. En bas se trouvait la route que de rares voitures empruntaient. Mais je marchais sur une sorte de plat et j'avais l'impression que ce lieu avait jadis été nettoyé de ses obstacles pour faciliter le passage. Je jubilais presque de ma découverte, le chemin existait bel et bien tel que je le devinais de loin, et je pouvais me vanter d'un sacré coup d'œil. Je pensais à David qui m'appréciait et me proposait ouvertement de devenir son ami. J'étais envahi de sensations contradictoires et pour une fois je souhaitais sincèrement faire la lumière sur ce genre de situation ou de sentiments qui s'étaient très souvent terminés par des malentendus définitifs. Je ne trouvais rien de nouveau et d'inattendu au bout de cette réflexion. Par contre l'idée que mon orgueil m'empoisonnait trop souvent l'existence refit surface. Elle était assez neuve à vrai dire cette idée. J'avais si longtemps profité de l'harmonie procurée par une vision fataliste et quelque peu misérable du monde qui était le mien, que d'avoir à me regarder dans un miroir en constatant que ma modestie était toute feinte me mettait pour le coup mal à l'aise. L'amitié que semblait si rapidement et presque sans réfléchir,  m'offrir David m'effrayait en vérité. Cela n'avait rien à voir avec la camaraderie bruyante et sans conséquence que je connaissais de temps en temps avec un gars comme Salvador. L'affection que je pouvais éprouver pour Raymond ou tout être simple et bon du même tonneau en était encore plus éloignée. David avait un regard mortel, piquant, devant lequel j'étais sûr, il n'était pas question de louvoyer longtemps. Voilà exactement ce qui me préoccupait chez cet individu. Avec lui je le savais, je traiterais d'égal à égal, et tous mes trucs qui me permettent depuis.. Toujours.. de tenir à distance les manants, ne feraient pas grand effet. Je pouvais m'en faire un ami respectable, mais aussi bien je risquais de le décevoir. Seule l'estimable et héroïque solitude m'avait permis de traverser les années les plus risquées de mon existence, et je déboulais vivant et encore plein de jus au milieu du jeu de quilles et aussitôt on me fait signe,.. C'est par ici que ça se passe, tu peux venir mon gars, t'a pas finis de servir mon bonhomme, t'inquiètes pas on a tout prévu pour toi, donne ton nom, ton prénom et signe là-dessus, ça repart comme en quatorze. Mais de quel héroïsme suis-je en train de parler puisque je me refuse encore à sortir de mon trou pour Vivre la Réalité en Face. J'atteignis le col vers le milieu de l'après-midi. Je m'assis à même le sol un bon moment pour retrouver mes forces, et je buvais presque entièrement la bouteille d'eau...


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :